Comment mesurer le changement de culture ? (sans le tuer)

Quantifier différemment, c’est contribuer au changement

Jasper Johns 0-9

Jasper Johns 0-9

De 2014 à 2018, j'ai dirigé dans un grand groupe pharmaceutique l'innovation et l'engagement pour la Qualité globale. Sur cette période, une approche tout à fait nouvelle a été menée pour améliorer la qualité de la production à travers 3 continents et différentes usines employant 10.000 personnes. Au cœur de cette approche : l'engagement de la communauté humaine des salarié.e.s, l'évolution de l'identité collective, de la collaboration au travail. Les résultats en ont été époustouflants, j'ai écrit (blog, articles, livres) et parlé (conférences, podcasts) de cela à plusieurs reprises. Au cours de cette transformation, nous avons imaginé des façons de mesurer notre évolution culturelle, sans aller à son encontre. Je les ai partagées dans un article de 2016, en anglais, devenu depuis un des plus lus de mon blog. L’intérêt se poursuivant à ce jour, voici une version française et complétée de quelques éléments et précisions.

Alors que les chiffres ne m'ont jamais follement intéressée, je me suis retrouvée captivée - à ma grande surprise - par un sujet ayant trait à la mesure : la quantification du changement culturel.

Mon travail (ma passion) consiste à soutenir la transformation des entreprises et des organisations, par le biais d'initiatives collectives et numériques qui mobilisent des acteurs internes ou externes. L'activisme en entreprise est un levier de changement très puissant. Mobiliser des personnes, en nombre, dans un mouvement mû par une cause commune, pour qu'elles créent collectivement le changement, génère une transformation beaucoup plus profonde et durable que toute autre approche.

Je vous parle [de 10 ans] d'expérience : la "gestion du changement", telle qu'on l'envisage habituellement, ne lui arrive pas à la cheville.

Ce travail concerne les individus et les communautés, les perceptions, la dynamique sociale, les récits, les relations... pas beaucoup les chiffres, pourrait-on penser. Mais il est également mené dans un objectif de résultat économique et organisationnel : on ne recherche pas la transformation pour la transformation elle-même. La performance financière, qualité, sécurité etc. est suivie à l'aide d'innombrables indicateurs chiffrés, mais comment évaluer l'efficacité des efforts de changement de culture ? Et, élément tout aussi important dans la perspective d'une évolution culturelle vers plus d'"empowerment", d'autonomisation et de responsabilisation des salarié.e.s, comment établir des indicateurs qui ne fonctionnent pas comme des cibles à atteindre (travers habituel de la quantification), imposées du haut? Ceci créerait une contradiction fondamentale, susceptible d'annuler le changement culturel souhaité - voire de générer un supplément de cynisme et de désengagement.

Le(s) problème(s) avec la quantification

Dans un article de référence pour le Journal for Strategic Performance Measurement, Margaret Wheatley et Myron Rogers expliquent que les comportements - "engagement, concentration, travail d'équipe, apprentissage, qualité" (...), le fait que les personnes prêtent "attention aux choses qui contribuent à la performance (...) ne sont jamais produits par la mesure. Ce sont des capacités de performance qui émergent lorsque les gens se sentent connectés à leur travail et aux autres. Ce sont des aptitudes qui émergent lorsque les collègues développent un sens partagé de ce qu'ils espèrent créer ensemble (...). Chacune de ces qualités et comportements (...) est un choix que font les gens". Cependant, "la mesure est essentielle" et les auteurs fournissent quelques perspectives éclairantes sur les critères de conception des processus de mesure. Je partage avec vous les principes qui nous ont guidés, ainsi que la manière dont nous les avons traduits en pratique.

Nouveaux principes de quantification : une expérience terrain

Producteur mondial de vaccins, l'entreprise dans laquelle j'exerçais a engagé mi-2014 un vaste effort pour changer sa façon de travailler - à partir de la Qualité. La nécessité d'un changement était devenue évidente du point de vue de la qualité industrielle, aux résultats cycliques et insatisfaisants. Malgré des ressources importantes, la qualité ne s'améliorait tout simplement pas. Une culture de travail prescriptive, descendante, contrôlante et hostile à la prise de risques était devenue un obstacle à la réalisation d'un travail individuel et collectif de qualité. Sous l’effet d’une prise de conscience et d’un leadership courageux, un changement profond a alors été initié : la mobilisation en nombre de volontaires soutenus par la hiérarchie, dans un movement mû par une cause commune et co-élaborée, utilisant à fond les possibilités du réseau social (digital) interne. Depuis l’intérieur du système, il était évident que les choses changeaient. Les comportements évoluaient. Des succès inédits étaient célébrés. Mais pour piloter en finesse, et faire taire les détracteurs (il y en a…) , il était important de mesurer et suivre nos progrès. Pour cela, nous avons procédé selon les principes suivants.

1. Le changement de culture ne peut faire abstraction des indicateurs

"Si la culture s'améliore, les performances s'amélioreront" ne suffit pas. Les efforts de changement de culture, en particulier dans les grandes entreprises traditionnelles et mondiales, peuvent être coûteux : ils demandent souvent un coaching assez intense des équipes et des dirigeants. L'organisation a besoin d'indicateurs spécifiques à cet investissement, et qui permettent de suivre l'efficacité de l'effort consenti. Dès le début de nos efforts de changement de culture, les indicateurs de succès ont été clairement définis.

2. La prescription tue l'autonomisation

Très souvent, à partir du moment où l’on décide d’indicateurs de performance, ceux-ci se transforment en objectifs, même si ce n'est pas leur but. Décidés par le haut de la hiérarchie et liés à un système de récompenses, ils génèrent des comportements malsains qui renforcent précisément la culture que l’on voulait changer. La solution que nous avons trouvée pour éviter cet écueil est triple :

  • Co-élaborer les indicateurs. Nos indicateurs ont été conçus par l'équipe de direction de la qualité et soumis à une large consultation de tous les employés par le biais du réseau social interne. "Les mesures ne sont significatives et importantes que lorsqu'elles sont générées par ceux qui font le travail" (Weathley & Rogers)

  • N’y lier aucune récompense. Nous avons établi des paramètres de changement de culture pour savoir si / quand nous réussissons. Ils n'étaient liés à aucun système de récompense - seuls les paramètres de performance le sont. Cela a été clairement indiqué lors de la consultation des employés.

  • Garder certains indicateurs confidentiels, pour la bonne cause. Au début du mouvement, il était essentiel de toucher un grand nombre de personnes dans toute l'organisation. Le suivi du nombre de volontaires nous a permis de connaître le succès de notre action. Cependant, nous nous sommes abstenus de publier ces chiffres. Ce que nous recherchions, c'était des employés véritablement mobilisés, et non des “volontaires désignés” par leurs managers pour l’image de leur usine ou de leur département.

3. De l'engagement, mais pas que... Les indicateurs de culture sont liés à la performance économique

Les enquêtes d’engagement interne sont un moyen populaire de nos jours pour évaluer le degré de motivation des employés ; elles reflètent les principales caractéristiques de la culture de l'organisation. Mais elles ne disent pas grand chose sur l'efficacité des efforts de changement de culture. Les employés peuvent être très engagés ("satisfaits, dévoués") et collectivement inefficaces. Dans notre cas, les mesures de changement de culture étaient étroitement liées à celles de l'amélioration de la qualité - car c'était là l’origine de la transformation. Par conséquent, certains indicateurs de qualité industrielle qui, selon nous, dépendaient fortement de notre culture de travail (taux d'erreur humaine, taux de déviation répétée, délais de résorption des déviations...) avaient été intégrés au tableau de bord de la performance culturelle.

4. Il n’y a pas de “taille unique”

Le changement de culture n'est jamais un objectif générique ; la mesure est donc distincte d'une organisation à l'autre. Bien que toutes les organisations d'aujourd'hui souhaitent devenir plus agiles et plus flexibles, plus innovantes, etc., chacune d'entre elles est unique, avec son histoire, sa culture et ses défis propres. Le besoin de transformation répond à un objectif spécifique à un moment donné. C'est pourquoi sa mesure diffère d'une organisation à l'autre. Ce qui a fonctionné pour nous peut être différent de ce qui fonctionne ailleurs.

5. Les bons indicateurs sont évolutifs

À mesure que nous progressions sur certains aspects culturels, nous avons estimé qu'il nous fallait évaluer de nouvelles dimensions. L'un des indicateurs de mesures importants au départ était le nombre de volontaires, c'est-à-dire d’hommes et de femmes qui s’étaient inscrit.e.s comme “supporters”, soutiens de notre movement. Une fois que l'élan souhaité a été atteint (plusieurs milliers de personnes ! - près de la moitié de l’effectif industriel), cet indicateur est devenu moins essentiel et nous avons prêté attention à une autre dimension : comment ces volontaires mettaient l'organisation en mouvement via nombre d’actions concrètes, à travers les différentes usines. Puis, environ un an plus tard, dans quelle mesure les succès générés localement étaient partagés et répliqués ailleurs.

6. Les indicateurs concurrentiels tuent la collaboration

Ce point est tellement évident que c’en est presque embarrassant de le répéter. Mais tous les indicateurs sont généralement ventilés par site, fonction, business unit, département... ce qui instantanément déclenche de la concurrence. C'est précisément ce que nous voulions éviter. Une part importante des problèmes de qualité que nous devions résoudre venait précisément du manque de coopération entre les sites de production, ou entre ceux-ci et les fonctions globales. Nous avons donc décidé de mettre en place un indicateur global qui ne serait pas ventilé - contrairement à tous les autres indicateurs.

7. Les indicateurs qui ont du sens contribuent au changement

Les indicateurs les plus utiles ne se contentent pas de mesurer les progrès du changement de culture, ils contribuent à le concrétiser. Quand j’écrivais cet article, nos efforts de changement passaient de l'augmentation de l'engagement (+ d’énergie dans le système) à la transformation de l'énergie en l'action (+ de résultats). Je regardais alors de près le nombre d'initiatives d'amélioration générées dans toute l'organisation. Ce qui importait plus que leur taille, c'est que les améliorations aient lieu, qu'elles soient documentées et partagées. L'impact de cet indicateur était assez impressionnant : où l’on passe de l'obsession du problème à la recherche de solutions, où l’on génère plus de fierté, de pensée positive, de collaboration entre les sites, de gain de temps, et un cercle vertueux de d’optimisme. Tout cela participe directement à l’amélioration de la qualité. C'est le changement de culture en action !

Qu'en est-il de votre organisation ? Comment mesurez-vous l'efficacité du changement de culture ? Faites-moi connaître votre expérience !