Ce monde qui disparaît

Incertitude, complexité et leadership systémique

Philippe Cognée, Carne dei Fiori

Philippe Cognée, Carne dei Fiori

Eh bien, voilà... la disruption dont on parle depuis longtemps maintenant est bel et bien là. Pour être juste, cette disruption était déjà bien plus qu'un mot galvaudé sur des présentations PowerPoint : c'était une dure réalité pour celles et ceux dont le travail avait été remplacé par de nouvelles technologies... pour les personnes touchées par les troubles climatiques... pour les migrants chassés de leur lieu de vie par les conflits... La différence, cette fois, c’est qu'il s'agit maintenant d'une expérience mondiale, profondément personnelle et pourtant partagée avec des milliards de nos semblables. Notre croyance irrationnelle que le virus s'arrêterait à la frontière a disparu. Bien sûr, l'expérience est très différente selon que l'on est riche ou pauvre, isolé.e ou avec d'autres, en bonne santé ou frêle, enfermé.e chez soi ou en première ligne avec des clients et des patients, nécessaire au soin de jeunes enfants (ou de parents âgés) ou pas, dans une relation pacifique ou à risque de violence domestique. Mais la catastrophe du Covid-19 nous touche tous.

Pour moi, il est trop tôt pour tirer quelque leçon ou conclusion que ce soit. Les médias regorgent d'analyses que je trouve à la fois instructives et déroutantes. Quelle est la situation globale ? Quelles sont les grandes tendances ? Que savons-nous avec certitude, par rapport à ce qui est encore incertain, sujet à changement ? Y a-t-il vraiment des certitudes sur la maladie, pouvant servir de base solide pour de l'espoir, des plans d’avenir, des projections ?

Incertitude

« J’ai parfois tendance à croire que l’être humain supporte mieux finalement la souffrance que l’incertitude ».

L'auteur et journaliste français Jean-Paul Kauffmann a été retenu en otage pendant trois ans au Liban dans les années 80 - je me souviens parfaitement de sa photo alors diffusée tous les jours au journal télévisé du soir, et du nombre toujours croissant de ses jours de détention. L'expérience forcée de l'enfermement que nous vivons depuis la mi-mars lui a permis de s'exprimer récemment, dans une rare interview.

« L’incertitude, c’est un état qui finit par vous détruire. L’incertitude de l’issue est plus difficile à supporter que l’issue elle-même, fût-elle dramatique. Quand elle était gynécologue, ma femme Joëlle me parlait des affres de l’attente des résultats pour ses patientes. Quand ils arrivaient confirmant le cancer, elle observait chez elles non pas un soulagement, mais comme une sorte de desserrement ou d’allègement. Le mal était identifié, on allait pouvoir l’affronter. La mort est toujours présente pour l’otage. Il vit dans une sorte de quitte ou double : la porte de la cellule qui s’ouvre peut être la libération ou la mort. Cela dit, on ne peut pas vivre perpétuellement dans la peur même si elle est toujours une menace. Qui peut se vanter d’en être exempté ? Tout le problème est de cohabiter avec elle. Il faut lui apprendre à tenir la distance. Elle est fausse et versatile. Elle veut nous modeler. La peur est une grande manipulatrice. »

Prévisions et efficacité

L'incertitude est d'autant plus inquiétante que nous nous sommes habitués à un monde de planification, de prospective et de lean extrême. "Nous sommes devenus obsédés par les prédictions", déclare l'auteur Margaret Heffernan. Alors qu'elle publie un nouveau livre (Uncharted : How to Map the Future Together – ajouté à ma liste de livres à lire !), M. Heffernan a partagé ses réflexions lors d'un récent événement en ligne organisé par Jericho Chambers. "Nous avons été amenés à croire - principalement par l'industrie de la Silicon Valley - que si nous avions suffisamment de données, nous serions en mesure de prédire l'avenir. Il est clair que cela ne fonctionne pas, car les gens sont complexes et imprévisibles, alors l'industrie décidé de nous inciter, de nous influencer, de nous manipuler pour que nous fassions ce qu'ils veulent". Le "typage" des êtres humains est par essence autoritaire, selon le philosophe Adorno, car il nous prive de notre pouvoir de décision individuel. Dans les démocraties, il ne peut être absolu.

Par conséquent, comme l'avenir ne peut être prédit, nous devons accepter l'incertitude. Ce qui s’y oppose, c’est l’efficacité. Mais « la recherche d'efficacité à tout prix n’est pas pertinente, car elle réduit les marges d'incertitude, ce qui est risqué et néfaste dans des environnements complexes », explique M. Heffernan. Ce que mon ami Robert Phillips appelle, dans un article poignant sur le cancer au temps du coronavirus, « l'obsession mal placée de la société pour la réduction des coûts, le ‘managérialisme’ et l'efficacité à tout prix » : c'est une partie énorme du problème.

"Les gens se sentent à la dérive"

Il y avait bien plus dans ce webinaire (à revoir ici), qui trouve écho dans d’autres points de vue exprimés lors d'un récent événement organisé par Cognitive Edge. L'architecte Ann Pendleton-Jullian, le consultant en analyse de réseaux sociaux et organisationnels Valdis Krebs, la professeure de philosophie Alicia Juarrero, Dave Snowden (modèle Cynefin) et Sonja Blignaut y parlaient de la complexité, du chaos et de Covid-19. Vous pouvez revoir l'événement et accéder aux notes de Sonja ici. Au début, ce commentaire : ces jours-ci, nous nous sentons tous à la dérive. Nous ne savons pas vers où nous allons, mais il semble que l'ancre ait disparu. Momentanément ? 

Et maintenant, comment avancer dans cet espace ?

Philippe Cognée, Amarillys n°3

Philippe Cognée, Amarillys n°3

Alicia Juarrero a mis en garde contre la métaphore mécanique (en tant que grande fan de la théorie des systèmes vivants, j'étais tout ouïe). "Je crois que la métaphore biologique est la bonne pour les systèmes complexes, qui se dégradent avec grâce comme un bouquet de fleurs se fane, contrairement aux machines. Il est important de faire un zoom arrière. Notre survie en Occident, malgré le manque cruel de leadership de ces dernières années, est la preuve que nous ne nous effondrons pas soudainement". La cohérence n’existe pas à un micro-niveau, mais seulement dans l'intégration des éléments à un niveau beaucoup plus vaste.

Valdis Krebs a évoqué le paradoxe du maintien de la proximité sociale en période d'éloignement physique. De Dave Snowden :

"C'est l'occasion d'apprendre ce qui se passe. Nous devons construire des systèmes permettant aux gens de saisir ce qui se passe sur le terrain, au fur et à mesure, sans avoir à les interpréter de manière causale" (ce qui est toujours trompeur – un des enseignements que j’ai retenus de Myron Rogers)

"La diversité cognitive, expérientielle et politique dans l'évaluation de la situation est insuffisante" (Tout à fait ! Idem dans le monde des entreprises). "Nous devons accroître la diversité cognitive dans la manière dont nous prenons nos décisions".

Le leadership dans les systèmes adaptatifs complexes

Il existe toute une littérature sur les systèmes adaptatifs complexes et je me garderai d’entrer ici dans les détails. Voici juste quelques éléments rappelés par D. Snowden, que j’ai depuis plusieurs années trouvés essentiels dans ma propre pratique de la transformation et du leadership en entreprise :

  • Il est risqué d’oublier les trois règles des systèmes adaptatifs complexes

    • Distribuer la cognition (= répartir la capacité d'évaluation de la situation), pour créer de la diversité et inclure "les 17%", c'est-à-dire ceux qui voient ce que la plupart d'entre nous ne voient pas - allusion à l'expérience du gorille invisible. L'objectif est de rendre les choses visibles plus rapidement.

    • Désintermédiation : les décideurs ont besoin de voir des données brutes, pas seulement des données abstraites. Le manque d'empathie crée des défaillances catastrophiques dans les systèmes complexes – j’adore la référence à l'un de mes livres de science-fiction préférés, La Stratégie Ender

    • Granularité et redondance : centraliser la coordination et décentraliser la prise de décision au sein de petits groupes liés par la confiance. Créer des redondances pour accroître la résilience. 

  • Les systèmes adaptatifs complexes se développent par la décombinaison / recombinaison autour de nouveaux points de cohérence, qui sont la façon dont les choses s’agrègent et créent du sens. Ils sont souvent issus de "moments Oh My God", "Waouh, je n'avais pas réalisé" : des moments où les gens prennent conscience qu'ils ont quelque chose en commun avec d'autres personnes. Les rituels et le rythme (routines) sont importants.

  • Prendre garde aux conséquences involontaires (« la seule chose dont on peut être certain qu'elle va se produire », ne cesse de répéter Myron Rogers). En cas de crise, il est bon de consacrer une équipe aux conséquences involontaires.

  • Certaines choses peuvent être gérées, tandis que d'autres ne peuvent être qu'observées. Souvent, la tentation est de gérer ce qui ne peut qu'être observé. Les dirigeants doivent se concentrer sur ce qu'ils peuvent réellement gérer : les contraintes, la répartition de l'énergie, le rôle de catalyseur

  • L'apprentissage basé sur le récit, à mi-chemin entre l'apprentissage formel et informel, est un excellent moyen pour apprendre correctement et éviter la cohérence rétrospective. La tenue d'un journal est importante (j'essaie de le faire moi-même, de manière imparfaite). Un bon exemple, à mon avis, en est ce que le Dr David Nabarro (envoyé spécial de l'OMS pour COVID-19) fait avec John Atkinson, dans l'esprit du Leadership des systèmes vivants : vous pouvez consultez les Récits de COVID-19 ici.

Donc, oui, nous vivons une époque incertaine. Effrayante et douloureuse pour beaucoup. Mais elle est aussi riche en enseignements, en émotions et en reconnexions. J'espère que nous ne gaspillerons pas cette nouvelle conscience collective, car elle est si pleine de potentiel. Le « leadership en tant qu’invitation collective », auquel Margaret Heffernan a fait allusion, en est un.

Leadership d’invitation collective

  • Reconnaître sa fragilité et sa propre incertitude, au lieu d'agir comme un.e leader qui sait tout

  • Utiliser son pouvoir pour décider qui sera entendu. Plus il y a de diversité, mieux c'est. Inclure les personnes qui se trouvent à la périphérie des systèmes.

  • Rendre possible le partage et la réflexion sur ce qui est vécu.

  • Reconnaître l'expérience de personnes ayant des points de vue différents, au lieu de généraliser à partir de sa propre expérience.

  • Créer les conditions nécessaires à la prise de décisions légitimes.

  • Utiliser l'imagination pour continuer à explorer les options et les possibilités.

Le leadership en temps de crise - Conférence en ligne avec Gerd Leonhard et Didier Marlier (16/04/2020)

Les illustrations de ce billet sont des images de la belle œuvre de l'artiste français Philippe Cognée : Carne dei fiori. Ici, la vidéo de sa récente exposition à Paris.