Diriger en temps de crise populiste
Le pouvoir de l'Agentivité, des Réseaux et de la Communauté
Pouvons-nous, en tant que professionnels du leadership et de la performance collective, nous permettre d'ignorer le contexte politique tumultueux qui nous entoure ?
Face à la fragmentation sociale, au ressentiment et à l'anxiété, que peuvent le travail et les organisations ?
La montée du populisme et le spectre de ce que certains appellent le "fascisme de la fin des temps" (comme l’expliquent brillamment Naomi Klein et Astra Taylor dans le Guardian) ont un impact direct sur les environnements que nous façonnons et les personnes que nous servons. Ce ne sont pas des questions politiques abstraites ; ce sont des forces qui affectent profondément le bien-être individuel et l'efficacité organisationnelle.
La crise actuelle est profonde, urgente et multidimensionnelle.
Nous sommes aux prises avec le malaise social, l'instabilité économique, les bouleversements technologiques fondamentaux et la menace imminente d'un effondrement écologique. Certains d'entre nous ont du mal à affronter la perte de prestige de notre culture et la transformation de références sociales pensées comme immuables. Il n'est pas étonnant que tant d'individus se sentent diminués, interchangeables voire jetables, et nourrissent du ressentiment.
Cette douleur découle essentiellement d'une perte perçue d'agentivité personnelle – du « pouvoir d’agir ».
Corine Pelluchon est une philosophe et autrice française qui écrit sur l'éthique et la philosophie morale et politique et dont le dernier livre est La démocratie sans emprise ou la puissance du féminin (2025). Dans une récente interview, elle parle de ce sentiment omniprésent d'impuissance : "dans un monde comme le nôtre, tout le monde a le sentiment d'être un peu perdu, impuissant". Elle poursuit en rappelant comment le populisme d'extrême droite prospère en exploitant ce malaise – en offrant un faux sentiment de pouvoir, qui nous empêche de faire face aux difficultés de manière constructive.
Une stratégie essentielle de l'extrême droite, rappelle Pelluchon, consiste à alimenter le malaise social en détournant l'attention des gens de la recherche des causes des problèmes, vers la désignation de "coupables". Cette manipulation a été brillamment analysée il y a longtemps déjà par des gens comme Adorno (qui étudiait les caractéristiques et l'attrait de l'autoritarisme), Löwenthal et Guterman (sur le discours fasciste et antisémite aux États-Unis dans les années 1940) ou Hannah Arendt. Nul doute que ces études se poursuivent aujourd'hui à partir de ce qui est en train de se dérouler sous nos yeux ébahis aux États-Unis.
Désigner des coupables est une façon simple de gérer la complexité, en la niant. Les boucs émissaires comprennent souvent les groupes marginalisés, comme les immigrés, qui incarnent la mobilité descendante que les gens craignent, mais aussi les "élites", y compris les personnes qui se soucient d'un discours plus complexe.
De cette façon, les gens peuvent évacuer leur violence et trouver du réconfort dans ce qui ressemble à des solutions. "Décharger son agressivité envers d'autres personnes permet de trouver une certitude provisoire et de transformer son impuissance en toute-puissance, son anxiété de déclassement en sentiment qu'on est supérieur aux autres et qu'on maîtrise".
Il s'agit d'une stratégie de manipulation, d'une "soudure narcissique" qui exploite nos vulnérabilités. Les blessures narcissiques non traitées, qu'elles soient individuelles ou collectives (le nationalisme est un narcissisme collectif, une illusion partagée par beaucoup) mènent à la violence.
Je suis convaincue depuis longtemps que l'une des sources du problème – cette perception d'impuissance – réside dans le travail ; dans la façon dont il est organisé et vécu.
Trop souvent, les gens sont traités comme des rouages interchangeables d'une grosse machine, contraints par des processus rigides, l'automatisation, la fragmentation, de mauvais managers et un manque de confiance généralisé.
Quand Pelluchon observe que les gens se sentent aujourd'hui "petits, indignes, remplaçables, superflus", je ne peux m'empêcher de penser au lieu de travail ; comme cause, mais aussi comme solution possible.
En effet, la réponse populiste de la colère et de la domination n'est pas la solution, mais un lieu de travail plus épanouissant pourrait l'être.
Comme le disent de façon éloquente Klein et Taylor, "nous opposons à leurs récits apocalyptiques une bien meilleure histoire sur la façon de survivre aux temps difficiles à venir sans laisser personne de côté. [...] Une histoire non pas de fin des temps, mais de temps meilleurs ; non pas de séparation et de suprématie, mais d'interdépendance et d'appartenance ; non pas d'évasion, mais de persistance et de fidélité à la réalité terrestre compliquée, à laquelle nous sommes enchevêtrés et liés."
Faisant écho à ce sentiment, Pelluchon nous rappelle qu'"un projet humaniste qui répond aux aspirations des personnes peut être accepté si l'on s'efforce de réparer le terrain et de recréer le désir de vivre ensemble".
Alors, comment traduire ces idées puissantes en actions concrètes ?
C'est précisément ce que j'ai exploré dans mon livre, Dare to Un-Lead. Il s'agit de favoriser l'Agentivité, les Réseaux et la Communauté.
Agentivité : Comment redonner un sentiment d'agentivité au travail ? La réponse réside dans la création de plus de liberté créative, et non de moins. La liberté engendre l'innovation, la responsabilité et l'appropriation. Nous pouvons nous éloigner des structures de type « commandement et contrôle » déshumanisantes et donner aux individus les moyens d'apporter leurs idées et de développer leurs compétences.
Réseaux : Comment réduire les relations de domination et de soumission au travail et les remplacer par des réseaux égalitaires et connectifs ? Nous pouvons décloisonner, favoriser la collaboration entre les départements et les niveaux, et créer des environnements où les idées circulent librement. Cela signifie adopter des structures plus horizontales, promouvoir une communication ouverte et valoriser les diverses perspectives.
Communauté : Comment cultiver un désir chez les gens de travailler ensemble malgré leurs différences ? Cela va au-delà des notions standard de "but commun" et d'"appartenance". Dans l'esprit du "vouloir être ensemble" et de "l'activisme d'entreprise" dont j'ai souvent parlé, nous pouvons favoriser un sentiment de responsabilité partagée, de soutien mutuel et de plaisir commun. Créer un environnement véritablement inclusif est un avantage stratégique. De plus, comme le soutient Pelluchon, surmonter le narcissisme est essentiel pour être capable d'aimer et de vivre dans une démocratie. Cela exige "une maturité psychique qui nous permette d'accepter notre vulnérabilité" et le fait que nous ne contrôlons pas tout. Dare to un-lead !
L'époque actuelle exige des réponses urgentes et concrètes à nos crises sociales, économiques, politiques et écologiques.
Mon travail, à petite échelle, est une contribution. Grâce à des projets et des partenariats comme EngageForward, nous nous efforçons de mettre ces principes en pratique.
Dare to Un-Lead est rempli d'histoires et d'exemples concrets.
J'écrirai davantage sur mon travail le plus récent dès que je pourrai y consacrer le temps nécessaire.
Le défi auquel nous sommes confrontés est immense. Alors vous, en tant que leader, consultant.e ou dirigeant.e, comment luttez-vous contre le discours populiste qui, selon les mots de Pelluchon, "empoisonne et conduit à une relation paranoïaque au monde" ?
Quelle est votre réponse à la montée d’un populisme destructeur ?
Comment construisez-vous activement un avenir où l'agentivité, les réseaux et la communauté prévalent ?