Le silence du monde : introduction à la résonance
Lecture de « Résonance, une sociologie de notre relation au monde » de Hartmut Rosa
Ceci est le premier article de la série « Pour un leadership qui résonne »
Au cours de ma carrière, j'ai progressivement acquis des connaissances sur un certain nombre de concepts qui, étudiés et pratiqués, forment aujourd'hui les éléments de ma boîte à outils professionnelle – ou les cartes dans mon jeu de cartes.
Lorsqu'un problème ou une opportunité se présente à moi, j'active et combine ces cartes pour aller de l'avant. Elles se nomment "Systèmes", "Complexité", "Mouvement", "Agentivité", etc.
Depuis peu, mon jeu s'est enrichi d'une nouvelle carte : "Résonance".
La résonance est "la qualité de notre relation au monde". J'examine ce concept à travers le prisme du travail et du leadership, car nous faisons l'expérience du monde en grande partie à travers notre travail, et parce que le leadership relationnel est une de mes passions (et mon métier de conseil).
"Résonance : Une sociologie de la relation au monde" a été écrit par Hartmut Rosa, un éminent sociologue et philosophe allemand, et publié en 2016.
Dense, sérieux, massif (pas loin d’un kilo pour la version papier), l’ouvrage a attendu son heure sur mes étagères. Je pressentais qu’il y avait là pour moi, comme pour les très nombreux lecteurs qui m’ont précédée, un éclairage différent et passionnant sur le monde contemporain ; mais aussi, de possibles correspondances avec ma pratique professionnelle : les défis intriqués du leadership et de l’engagement dans le monde de l’entreprise.
J'ai l'intention d'écrire sur ce sujet en trois parties : 1) une introduction au concept tel que présenté par Rosa (cet article) ; 2) les implications de la résonance pour le leadership en entreprise : leçons et pièges ; et 3) un exemple d'application du concept, à travers une réalisation concrète.
Si vous êtes suffisamment intéressé.e pour lire toute la série, ou même juste une partie, n'hésitez pas à partager vos réflexions. Je suis curieuse de savoir comment la "Résonance" rencontre votre propre expérience.
Un travail qui sonne faux ? La crise silencieuse des organisations modernes
En 30 ans de vie professionnelle – longtemps salariée, aujourd’hui consultante – j'ai pu observer directement comment les organisations, malgré elles, "éteignent" progressivement leurs collaborateurs.
C'est une réalité qui donne à réfléchir : le niveau d'engagement des salariés, généralement élevé en début de carrière, chute pour ne remonter qu'en toute fin de carrière, à l'approche de la retraite.
On observe des processus de travail qui entravent activement la collaboration et la résonance interpersonnelle entre collègues, conduisant à une augmentation préoccupante des cas de burn-out, y compris parmi les fonctions d'encadrement et les jeunes recrues désabusées par l'entreprise.
Pour beaucoup trop de gens, le travail ne "chante" pas ; il ne constitue pas un espace de réalisation personnelle ni de production de valeur collective.
Cette crise silencieuse se déroule dans un contexte socio-politique tendu où le populisme et même le fascisme sont en hausse, se manifestant par des "cris de rage", comme je l'ai exploré dans mon précédent article, « Diriger en temps de crise populiste » et dans la réponse de Siegfried Lautenbacher (en anglais) : "Un dialogue sur le populisme, le sentiment d’impuissance, et l’importance du sentiment de communauté".
Pourquoi lire ce livre, maintenant ? Recréer de la résonance
Mon exemplaire, à ma fenêtre :-)
Outre la renommée du livre et de son auteur, trois éléments m’ont donné envie de lire « Résonance » :
« Une fréquence, pas un nœud ». Il y a plusieurs années, mon amie Jennifer Sertl avait prononcé cette phrase qui m’avait interpelée en pleine découverte et pratique des réseaux : "On n’est pas un nœud, on est une fréquence". Cela m’a immédiatement ouvert des perspectives. A la place de points fixes enserrés dans des liens, penser à la possibilité dynamique de vibrations.
Interactions humaines et « résonance réflexive ». Le livre remarquable d’Allison Pugh : The Last Human Job : The Work of Connecting in a Disconnected World (dont j’avais déjà évoqué les travaux sur le « connective labor », le travail de connexion humaine, dans mon propre livre Dare to Un-Lead) parle de la « résonance réflexive » - ces petits moments miraculeux qui définissent nos meilleures interactions humaines.
Le « Community Studio ». Enfin, mon travail ces dernières années avec des organisations autour du leadership d’engagement a conduit à la création du « Community Studio », une offre originale développée avec Laila Noort. C’est un dispositif très simple et très puissant pour créer de nouvelles formes de connexion dans l’entreprise, passant par le son, la voix, et les interactions narratives.
Tout cela m’a finalement poussée à me plonger sérieusement dans « Résonance », en ce printemps 2025.
Résonance : pour une meilleure connexion au monde
H. Rosa explore le concept de résonance comme une alternative vitale à l'aliénation omniprésente dans nos sociétés modernes.
Il explique que la résonance est bien plus qu’une simple harmonie ou un écho ; elle constitue une forme « d'engagement dynamique et transformateur avec le monde ».
Une relation véritablement résonante se produit lorsque nous sommes touchés ou interpellés par quelque chose (une personne, un objet, une idée), et que nous y répondons d'une manière qui modifie à la fois nous-mêmes et l'objet de cette connexion. Cette expérience s'accompagne de sentiments d'affect, de connexion et d'un sentiment d'efficacité personnelle, où notre réponse a véritablement un impact.
"La résonance est une relation cognitive, affective et corporelle au monde dans laquelle les sujets sont touchés par certains segments du monde, mais sont en même temps eux-mêmes reliés au monde de manière active et influente et se perçoivent comme efficaces en lui."
H. Rosa, Résonance
Selon Rosa, la recherche de résonance est fondamentale pour une vie épanouie et une société saine. Il contraste la résonance avec l'aliénation, "un mode de relation au monde dans lequel le sujet perçoit le monde subjectif, objectif et/ou social comme indifférent ou répulsif". Dans les termes de Rahel Jaeggi, citée par Rosa, l'aliénation est "une relation d'absence de relation".
Rosa lie l’aliénation à l'accélération sociale permanente qui caractérise nos vies. Cette accélération, alimentée par le progrès technologique, le rythme effréné du changement social et la pression sur notre temps, tend à instrumentaliser nos relations. Au lieu de la résonance, nous développons des « relations muettes », où le monde nous apparaît comme une ressource à exploiter ou un obstacle à surmonter, sans véritable échange ni transformation mutuelle.
Bien que les sphères potentielles de résonance soient multiples – nos relations interpersonnelles, le travail, la nature, l'art, la spiritualité, etc. – les impératifs de la modernité contemporaine rendent souvent difficile leur établissement et leur maintien.
Ce que la résonance N'EST PAS : éviter les malentendus
Il est important de clarifier que la résonance n'est pas une notion évanescente "new age" ou de développement personnel. D'une part, ce n'est pas mon style, et d'autre part, ce serait fort inutile dans le contexte du travail.
Pour clarifier davantage le concept, examinons ce qu'il n'est pas. Toutes les citations sont de Rosa, la mise en exergue souvent de moi :
La résonance N'EST PAS un état émotionnel : "La résonance n'est pas un état émotionnel, mais un mode de relation neutre quant au contenu émotionnel". Une stimulation émotionnelle ne signifie pas la résonance.
La résonance N'EST PAS une relation passive : "Une relation résonante [est] un processus multidimensionnel, dénotant non seulement un état d'« accord » ou de non-contradiction, mais un moment plus actif, dynamique de rencontre ou de dialogue mutuel. L'esprit et le corps, le soi et le monde entrent dans une sorte de contact chargé énergétiquement".
La résonance N'EST PAS une totale ouverture : "Les relations résonnantes exigent que le sujet et le monde soient suffisamment « fermés » ou cohérents pour chacun parler de leur propre voix, tout en restant suffisamment ouverts pour être affectés ou atteints l'un par l'autre".
La résonance N'EST PAS l'évitement de l'aliénation : "Résonance et aliénation ne sont pas simplement opposées, mais corrélatives". Rosa parle d'une "dialectique" et d'un équilibre à trouver, car "la résonance implique nécessairement des moments d'inaccessibilité et de contradiction (…). La résonance est l'apparition momentanée, l'éclair d'une connexion à [quelque chose] dans un monde majoritairement silencieux et souvent répulsif".
La résonance N'EST PAS un écho : Le fascisme et d'autres idéologies totalitaires promeuvent une forme de résonance totale et permanente, de nature pathologique. Rosa fait une distinction entre " le concept de réponse résonnante, qui non seulement permet mais exige la contradiction, et le concept identitaire de résonance comme écho".
Que disent les critiques ? Le dialogue continue
Bien que largement saluée, la théorie de Rosa n'est pas exempte de critiques. Certains soulignent une potentielle "naturalisation" du concept, arguant qu'il manque d'un ancrage social suffisant. D'autres mettent en évidence un "manque de spécificité" perçu qui complique son application empirique. Il y a aussi la critique selon laquelle Rosa n'aborde pas suffisamment en profondeur les dynamiques de pouvoir et les inégalités sociales, ni ne clarifie pleinement sa contribution à la théorie critique.
Néanmoins, Rosa est connu pour s'engager dans ces débats utiles et productifs, accueillant favorablement l'échange intellectuel qui se poursuit.
Envie d’en savoir plus ? Ressources initiales
Si cette introduction vous donne envie d’en savoir plus, vous trouverez en lien diverses ressources complémentaires ; n’hésitez pas à partager les vôtres ! Je les ajouterai à cet article.
On peut déjà consulter les pages Wikipedia du concept de résonnance en sociologie (en anglais) et de l’auteur ; ce podcast de France Culture. Et bien sûr, le livre.
En quoi la résonance nourrit-elle le leadership ? A suivre…
En fin de compte, « Résonance » nous invite à réévaluer notre rapport au monde et aux autres. Rosa Il propose ce concept pour non seulement comprendre les défis de la modernité contemporaine, mais aussi pour imaginer des modes de vie et d’organisation sociale qui favorisent un engagement plus profond, plus significatif et plus transformateur avec la réalité qui nous entoure.
Je suis convaincue que cette transformation peut se produire au travail – à condition que le leadership la rende possible, comme nous le verrons dans les prochains articles.
Avez-vous lu « Résonance » ? Ou d’autres ouvrages de Rosa ? Comment cela a-t-il résonné avec vous et votre travail ?
Lire « Pour un leadership qui résonne - 2ème partie » dès qu’il paraît sur mon blog