Le Community Studio : créer de la résonance sur le terrain

Lecture de Résonance, Une sociologie de la relation au monde de Hartmut Rosa

 

Ceci est le troisième article de la série « Pour un leadership qui résonne »

Lire l’article 1 (sur le concept de résonance) : Le silence du monde, introduction à la résonance

Lire l’article 2 (sur résonance et leadership) : Le chœur de la transformation

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 Parce qu’il a un vrai potentiel pour le travail et les organisations, nous avons exploré dans déjà deux articles le concept de résonance d’Hartmut Rosa – « un engagement dynamique et transformateur avec le monde ».

Nous avons vu comment un leadership traditionnel, reposant sur une autonomie factice et sur la segmentation, mais comment de « fausses bonnes idées » comme la stimulation émotionnelle superficielle ou une compétition interne débridée, peuvent étouffer cette connexion vitale, créant des « relations muettes » et favorisant l'aliénation.

 

Confirmation, s’il était nécessaire, que le vrai leadership n'est pas affaire de contrôle, mais de création des conditions propices à une résonance authentique.

 

 La grande question demeure : super concept, mais comment passer de la théorie à la pratique ?

Comment faire en sorte que le travail résonne vraiment, dans la réalité complexe et parfois chaotique d’une organisation ?

Cet article offre une réponse concrète. Voici un exemple de leadership créateur de résonance, présenté à travers un cas pratique. Ce travail a été réalisé chez Brussels Airlines (code IATA : SN, hérité de Sabena), en partenariat avec leur fonction Ressources Humaines & Change (dirigée par Jan Ooms), sous la bannière de The Community Studio.

Conçu et animé par Laila Noort et moi-même, The Community Studio est une ressource d’engagement qui associe le pouvoir du collectif à l'impact de l'audio.

Commençons par la raison pour laquelle Brussels Airlines nous a contactés.

 

1. Quand la polyphonie d'une organisation se désaccorde

Vous avez peut-être déjà pris place à bord de l'un de ses avions aux points rouges. Une des principales compagnies aériennes européennes et compagnie nationale belge, Brussels Airlines exploite une flotte d'environ 50 appareils, dessert plus de 100 destinations et transporte des millions de passagers par an.

En 2024, selon le spécialiste de données de l'aviation Cirium, Brussels Airlines a été l'une des compagnies aériennes les plus fiables d’Europe. Pour sa ponctualité + son traitement des plaintes + l'expérience client globale, elle a même été nommée « Meilleure compagnie aérienne » au monde par la plateforme de consommateurs américaine Airhelp. C'est un employeur majeur, avec environ 4000 personnes, classé quatrième meilleur employeur de Belgique par Randstad. Une partie importante de son activité repose sur son vaste réseau vers l'Afrique, ce qui crée un environnement opérationnel complexe et une communauté de collaborateurs riche et diverse.

 

Notre histoire commence à la mi-2023. Malgré sa dimension et ses succès, Brussels Airlines rencontrait des problèmes. L’un d’entre eux était la fragmentation interne, qui rendait difficile la collaboration. La compagnie a un passé compliqué, ayant connu faillites, reprise par un groupe étranger plus important, licenciements nombreux pendant la crise du Covid-19 puis embauches massives en sortie de crise.

Cela a créé des réalités disparates : salariés présents depuis longtemps et nouveaux collaborateurs percevaient "des réalités très différentes" du même employeur. La culture d’entreprise était plutôt tendue, marquée par un certain esprit de conflit, des grèves, des groupes d'employés mécontents d'autres groupes de collègues.

L’entreprise était également sous pression de leur actionnaire, le groupe Lufthansa, pour accroître sa profitabilité. Alors que le groupe entamait un travail approfondi pour définir sa culture, Brussels Airlines s’est décidé à réfléchir à sa propre identité et à ce qu’elle voudrait en faire.

 

Dorothea Von Boxberg, PDG de Brussels Airlines

Brussels Airlines savait que le changement dont elle avait besoin ne se ferait pas uniquement par le biais de la communication interne, même avec la formidable équipe de Comm interne actuellement en place. Notez : il est incroyablement difficile de connecter des employés dont la grande majorité est au-dessus de nos têtes, dans des avions ! Sans parler de tous ceux qui travaillent dans les hangars, ou auprès des clients dans les antennes locales et les aéroports, ou en horaires irréguliers, etc.

Heureusement, l'entreprise disposait d'une équipe de direction prête à retrouver la « polyphonie collective » de l’entreprise. Arrivée en place au printemps 2023, la PDG Dorothea von Boxberg, qui s'était déjà fait un nom dans ses fonctions précédentes pour son style de management moderne et efficace, s’était entourée d'une équipe ouverte au dialogue et à l'innovation.

Donc, qu'avons-nous fait ensemble ?

 

2. La culture de Brussels Airlines ? Une exploration guidée par la résonance

Pour un impact maximal, nous avons cocréé avec l'entreprise un projet devenu partie intégrante de leur démarche « Cultural Journey » : l’exploration de leur culture. Le projet a été conçu non pas pour gérer le changement de manière descendante, mais pour cultiver la résonance de l'intérieur.

 

« The Story of Us » : Un podcast interne animé par les employés

L’exploration a débuté par une invitation lancée auprès des salariés : qui pour se joindre à nous et créer un podcast interne ? Un petit groupe s’est formé, et « The Story of Us » (Notre Histoire) est né.

Ce podcast était une série hebdomadaire de conversations entre deux collègues, entièrement gérée par les volontaires. Nous les avons formés et équipés – réduisant au minimum le poids de la technique, grâce à des solutions innovantes (et de l’astuce). Aucun studio d'enregistrement, interface ou équipement spécialisé, ou post-production lourde n’a été nécessaire. Nous avons veillé à ce que les collaborateurs de Brussels Airlines puissent avoir des conversations authentiques le plus simplement possible, tout en créant d'excellents enregistrements. Les conversations débutaient par des questions simples : « Qui es-tu ? Que fais-tu ? Comment fait-on les choses ici ?»

 

Cette démarche contraste fortement avec les podcasts d'entreprise classiques, souvent simples moyens pour les dirigeants de s'adresser à leurs équipes (en plus de tous les autres canaux déjà existant). Leur contenu, aussi important soit-il, ne semble pas aussi « authentique » que la voix d'un collègue lambda sur le terrain.

Les dirigeants de Brussels Airlines avaient convenu qu'aucun des épisodes ne serait soumis à une approbation avant sa diffusion. Ils avaient choisi de faire confiance à leurs collègues, ce qui, dans ce contexte, était une véritable décision de leadership et un indicateur du type de culture qu'ils voulaient stimuler.

 

Le format simple que nous avons conçu était crucial pour cultiver la résonance. On sait à quel point un environnement de travail intense et orienté sur les résultats peut déshumaniser les individus. « The Story of Us » permettait aux gens d'entendre et de ressentir l'humanité de leurs collègues. L'approche non-prescriptive laissait aux gens la liberté d'écouter quand ils le souhaitaient, ce qui favorisait un intérêt et une curiosité authentiques.

Evidemment, le fait que la PDG soit elle-même une auditrice assidue du podcast, qu'elle en parle avec enthousiasme et qu'elle félicite parfois en personne les participants, a encouragé d'autres collègues à tendre l’oreille. Mais les épisodes étaient aussi réellement intéressants. Ils présentaient une variété d'histoires humaines, d'anecdotes, de sourires, et même parfois de critiques constructives.

L'équipe de volontaires a été la force motrice du podcast. Elle a réuni des personnes qui souvent n'avaient jamais travaillé ensemble et ne se connaissaient même pas. Elle était ouverte à un renouvellement régulier, afin de ne pas enfermer les gens dans un rôle de volontaire pendant trop longtemps et de créer une diversité de voix.

Contribuer au projet a été perçu comme une expérience de connexion et de camaraderie, un élargissement des horizons au-delà des routines de travail habituelles, de confiance en soi et de reconnaissance. Pour certains, cela a même été une expérience de changement personnel profond : comme l'a dit l'une des volontaires, cela lui a permis de voir le monde et elle-même différemment.

Plus que de « simples » animateurs de podcast, ces individus sont devenus un réseau de personnes intéressées par ce qui devenait visible à travers les conversations : la culture de l'entreprise.

 

Visualisation de données : L'impact des cartes de perception dynamiques

Après plusieurs mois de podcast, nous avons recueilli et analysé les transcriptions des conversations à l'aide de l’intelligence artificielle (grands modèles de langage, LLMs). Ce travail a été réalisé en partenariat avec Ana Neves (Knowman), experte en science des données et en gestion des connaissances.  Ana et moi collaborons régulièrement sur des projets d’activation de réseau (Network Activation) ; vous pouvez lire à ce sujet sur son site web et le mien.

Visualisation de perceptions chez Brussels Airlines

A partir de là, nous avons créé des visualisations impressionnantes des perceptions et des dynamiques émergentes au sujet de la culture de Brussels Airlines : culture actuelle et culture désirée, selon les employés. Par rapport aux habituelles « enquêtes employés », ces cartes dynamiques interactives fournissent des informations bien plus sophistiquées.

Par exemple, nous avons cartographié les perceptions de l'entreprise « aujourd'hui » par rapport à « demain ». Qu'est-ce que les employés comprenaient de l'entreprise actuellement ? Qu'est-ce qu'ils espéraient qu'elle devienne à l'avenir ?

Parmi les nombreux enseignements de ces visualisations, on trouve celui-ci : si beaucoup décrivaient l’entreprise aujourd’hui comme une « famille », ce mot était presque inexistant dans les descriptions de l'avenir souhaité. Au lieu de cela, les salariés aspiraient à une « organisation professionnelle, efficace et qui fonctionne bien ». La capacité de visualiser ces idées pour les dirigeants et les employés a changé la donne. Nous avons pu faire évoluer les conversations, sans brutaliser la communauté.

Lorsqu’on souhaite emmener une organisation vers l'avenir, il est utile de distinguer ce à quoi les gens sont vraiment attachés (ce qu'ils veulent emporter avec eux) et ce qui n'est qu'une relique du passé (qu’il convient d’honorer, mais aussi d’abandonner).

Les cartes ont permis de voir les différences de perception, mais aussi les points communs, entre les types de postes, les groupes d'âge, l'ancienneté, et d'autres variables. Les représentations visuelles étaient soutenues par des citations venues directement du podcast, afin de travailler en contexte, à partir de données riches (warm data).

 

Du dialogue à une identité actionnable : façonner un nouveau chemin ensemble

Les visualisations ont servi de base à une « méta-conversation » - un dialogue à propos des dialogues – avec l'équipe de direction élargie.

Cette méta-conversation était animée par les volontaires du podcast eux-mêmes. Cela contribue à l’idée selon laquelle le leadership n’est pas une fonction resserrée autour de quelques-uns, mais un effort collectif de création d’un futur commun.   

Une utilisation en direct de l’intelligence artificielle pour faire sens des informations partagées a amené un certain nombre de « révélations » et à des changements de perspective substantiels.

À partir de ce dialogue, un projet de manifeste d’entreprise et de principes de travail « POWER » (pour Passion, Ownership, We, Excellence, Respect) a été élaboré, basé sur les grands thèmes qui avaient émergé organiquement des conversations.

Ce projet a ensuite été réinjecté dans l'entreprise par le biais de « Dialogues Culturels » ouverts à tous ceux qui souhaitaient y participer et donner leur avis. Le manifeste et les principes POWER finaux, intégrant ce feedback, sont devenus l'expression officielle de l'identité de Brussels Airlines.

Enfin (pour l'instant), une série de « Sprints d'Activation » a débuté en 2025. De petites équipes agiles de volontaires et d'experts ont commencé à travailler ensemble sur des sujets spécifiques à l'entreprise (par exemple, le recrutement, les rapports des équipages, l'expérience client en cas d'irrégularités) pour les aligner sur les nouveaux principes. Cela permet de s'assurer que l'identité cocréée est activement vécue et poursuivie.

Vous pouvez lire le témoignage du DHR de Brussels Airlines ici et .

Vous voulez en savoir plus de la part de Jan Ooms ? Ne manquez pas le 4ème article de cette série, qui sera un dialogue entre Jan et moi.

 

3. Les principes de la résonance mis en pratique

Ce projet fournit un exemple puissant de ce que peut être la mise en pratique du concept de résonance :

 

●       Activer le sentiment d'efficacité : Le projet fait passer les personnes du statut de récepteurs (« l’audience », « le public ») à celui de co-constructeurs actifs de la culture de leur entreprise. C’est évident pour les volontaires, mais aussi pour tous ceux à qui ont été offertes de multiples opportunités de contribution. Il s'agit là d'activer l'agentivité personnelle et le sentiment d'efficacité collective, un moteur clé de l'engagement.

 Attention : contrairement à ce que l’on pourrait penser, il n’est pas facile de mobiliser des volontaires en entreprise. Prendre cela pour une simple formalité, c’est s’exposer à de sérieuses déconvenues, et risquer de frustrer les équipes. Mobiliser efficacement des volontaires pour ce type de projet demande une expertise, un bagage conceptuel, et une solide expérience de terrain. C'est une partie de ce que Laila et moi apportons.

●       Cultiver la relation et le sens partagé : Le projet est conçu dans un mode « réseau, entre pairs », non en mode « cascade, du haut vers le bas ». Il crée des ponts entre silos, permettant aux gens de découvrir des points communs avec des collègues qu'ils connaissaient peu. Tous les différents types de conversation, à commencer par le podcast, permettent aux gens « d’entendre et de ressentir l'humanité des autres ». Cela facilite un récit partagé au sein de l’organisation, que Rosa décrit comme essentiel pour le collectif, car « les communautés sociales sont avant tout des communautés de narration ».

●       Amplifier les voix et gérer la complexité : Le podcast et les dialogues donnent une voix à des « personnes lambda » que l’on n’a pas l'habitude d’écouter. Le projet fait aussi de la place à la « contradiction » et aux « tensions » (par exemple, à la tension entre « Unité » et « Diversité »), ce que Rosa considère comme essentiel pour une véritable résonance, contrairement aux « chambres d'écho » pathologiques. Cela aide l'organisation à gérer l'ambiguïté, en passant d'un état de « certitude à un état de curiosité ».

4. Questions et réponses

Vous vous posez peut-être encore des questions, alors je réponds ci-dessous à celles qui me viennent en tête :

●       Combien de personnes ont participé au projet de changement ?

D’un petit noyau de volontaires en charge du podcast & des « méta-conversations », à des dizaines d’employés supplémentaires impliqués dans les « Dialogues culturels » & les « Sprints d'activation », à des centaines contribuant à une enquête et à des commentaires en ligne via l'application interne de l'entreprise, jusqu’à environ la moitié de l’effectif total écoutant les épisodes les plus populaires… La force du projet réside dans sa capacité à générer un impact généralisé à travers un petit groupe dévoué, et des occasions d'engagement multiples et très diverses.

 ●       Comment se sont passé les enregistrements pour le podcast ?

 Le processus d'enregistrement lui-même a été rendu ultra simple, afin que les volontaires aient la liberté et la créativité nécessaires au projet. Les volontaires ont été coachés et formés pour devenir de bons animateurs, poser des questions ouvertes, créer des conversations riches. Les

épisodes de podcast ont été montés par Laila, avec son talent habituel.

●       Comment avez-vous convaincu les hauts dirigeants d'adhérer à cette approche non conventionnelle ?

 Nous avons commencé par une conversation spécifique au niveau de la Direction, pour établir des limites et garantir leur engagement. La PDG souhaitait sincèrement que les gens soient impliqués en tant que « co-constructeurs du changement ». Son équipe proche n’a pas seulement « laissé la place » et fait confiance au processus, elle a été invitée à activement prendre part à la démarche.

●       Combien de temps a-t-il fallu pour que le projet donne des résultats ?

 Le projet a été conçu en septembre 2023, avec les premiers épisodes de podcast publiés en novembre 2023. Les premières conclusions pour la direction ont été générées à la mi-2024, et le manifeste et les principes de travail ont été achevés à la fin de 2024. Le cycle d'activation pour mettre en œuvre les principes a ensuite commencé en janvier 2025. Bien que la construction d'une culture vivante soit un parcours à long terme, les résultats peuvent être observés rapidement.

●       Tout le monde a-t-il participé ? Comment avez-vous géré la résistance ?

 Tout le monde n'a pas participé directement, mais le caractère non-obligatoire du projet en était une caractéristique clé. Avec des démarches d’adoption obligatoires, on se retrouve vite avec des dynamiques parents-enfants, qui sont néfastes à l’engagement, au leadership, et à la performance. Le projet n'a pas cherché à « vaincre » une quelconque « résistance », mais à créer des espaces de connexion, invitant les gens à passer d'un état de certitude à un état de curiosité.

The Community Studio chez Brussels Airlines est un exemple puissant d'une approche de leadership ancrée dans la résonance. Elle incarne le passage d'une approche agressive et contrôlante (« Que devons-nous faire ? ») à une approche plus réceptive et collaborative (« Comment pourrions-nous susciter ? »). Comme le note Siegfried Lautenbacher, citant Rosa, « Avant d'être des êtres de raison, les humains sont des êtres de résonance ».

Cette approche n'essaie pas de forcer la résonance ; elle crée les conditions nécessaires pour que cette connexion humaine inhérente puisse réapparaître, en éliminant les obstacles qui rendent nos organisations muettes.

Si votre équipe ou votre organisation est confrontée à la fragmentation, au désengagement ou à un sentiment de déconnexion, les principes qui sous-tendent The Community Studio peuvent vous être utiles.

Ici c’est le « podcast interne » qui a été l’élément de départ ; mais d’autres sont possibles. Je vous raconterai d’autres cas pratiques une autre fois :-) En attendant, pour discuter de la manière dont une approche axée sur la résonance pourrait jouer dans votre contexte, contactez-nous !

 

Celine Schillinger celine@weneedsocial.com

Laila Noort info@lagorservices.com