La grande démission & le futur du travail

Comment employeurs et employés réinventent ensemble le travail

Un entretien avec Karen Mangia pour Authority Magazine

En matière d'avenir du travail, il n'y a pas de solution unique. Pour réussir à faire évoluer les choses, il ne suffit pas d'adopter un modèle hybride ou de proposer du travail à distance. Individus et organisations recherchent une plus grande liberté. Liberté de choisir un modèle de travail qui fasse plus de sens. Liberté de choisir leurs propres valeurs. Liberté de réaliser ce qui compte vraiment.

Dans le cadre de notre série d'entretiens intitulée "Comment employeurs et employés réinventent ensemble le travail", nous avons eu le plaisir d'interviewer Céline Schillinger.

Karen Mangia: Merci de prendre le temps de nous rendre visite sur ce sujet clé du moment. Nos lecteurs aimeraient vous connaître un peu mieux. Pouvez-vous nous parler d'une ou deux expériences de vie qui ont le plus façonné qui vous êtes aujourd'hui ?

Céline : En ces temps troublés, la connexion interhumaine au-delà des différences semble plus essentielle que jamais. Cette aspiration cultivée dans mon héritage familial est devenue une valeur personnelle à laquelle je tiens depuis une expérience vécue peu avant mon vingt-troisième anniversaire.

J'ai alors pris la décision de quitter la France, mon pays natal, pour aller explorer les opportunités au Vietnam. Une famille de treize personnes - trois générations sous le même toit - m'a accueillie pendant environ six mois, le temps de commencer à maîtriser le vietnamien et de trouver un emploi. J'ai passé quatre années extraordinaires au Vietnam. Cette expérience m'a donné le goût de la différence, de l'exploration de ce qui relie au-delà des barrières culturelles et sociales. À tel point que j'ai ensuite vécu en Chine, puis plusieurs années plus tard, avec ma famille, aux États-Unis. À chaque fois, j'ai adoré cette immersion dans l'inconnu. Le familier est agréable, mais je suis curieuse de l'altérité. Partout où je m'installe, je trouve de la beauté et de la joie.

Le deuxième moment déterminant a été mon engagement inattendu dans l’activisme d'entreprise, à partir de 2010. Frustrée par le manque de diversité dans l'entreprise où je travaillais alors, j'ai lancé un mouvement avec des collègues pour faire progresser notre organisation. Mettant en commun nos connaissances et nos aspirations d’équité et d’ouverture, nous avons pensé pouvoir contribuer à changer notre organisation en mieux - dans son propre intérêt ! Plus une entreprise reflète la communauté qu'elle vise à servir, mieux elle est en mesure de comprendre ses besoins et d'y répondre. Notre communauté d'employés activistes a rapidement atteint plusieurs milliers de personnes et m'a enseigné quelques notions fondamentales sur l'engagement des personnes, l'amplification numérique et le leadership collectif. Depuis lors, je n'ai cessé d'appliquer ces dynamiques à diverses problématiques d'entreprise. J'ai fini par quitter le monde de l'entreprise en 2018 et j'ai créé un cabinet de conseil pour aider les organisations dans cette démarche.

Karen : Prenons de la perspective. D'après vous, qu'est-ce qui restera inchangé dans le travail, la main-d'œuvre et le lieu de travail dans 10 à 15 ans ? Qu'est-ce qui, selon vous, sera différent ?

Céline : Ce qui restera le même à mon avis, c'est que chaque année, des personnes talentueuses et de bonne volonté rejoindront la population active avec beaucoup d'enthousiasme et le désir d'améliorer les choses pour elles-mêmes et pour le monde. Pourtant, nombre d'entre elles seront progressivement réduites au silence, forcées de se conformer, ou expulsées du système corporate, sous l'effet de cultures organisationnelles conservatrices et limitatives de potentiel.

Quant à ce qui peut être différent, il y a des changements potentiellement nocifs, et d'autres qui sont porteurs d'espoir. Les efforts requis pour la transition vers une économie décarbonée, la fragmentation de la main-d'œuvre (avec davantage de personnes travaillant en free-lance, à distance...), le développement de la gestion algorithmique, dans un contexte d'inégalités obscènes et de divisions identitaires, tout cela sera dur pour les travailleurs. Les régimes autoritaires dans une grande partie du monde ne permettront pas à leurs citoyens de s'impliquer dans les questions de gouvernance d'entreprise.

La tendance positive que j'entrevois est que, dans les pays occidentaux, nos modèles de gestion traditionnels sont tellement éculés que les organisations n'ont d'autre choix que de les faire évoluer. Pour recruter des talents, pour les retenir, pour réussir sur le marché, le monde de l'entreprise doit changer. De plus en plus de personnes savent que d'autres voies sont viables. L'évolution est lente, mais elle est désormais une possibilité réelle.

Karen : Quels conseils donneriez-vous aux employeurs qui veulent assurer l'avenir de leur organisation ?

Céline : Les personnes dont le travail consiste à assurer l'avenir de l'organisation se trouvent souvent aux échelons supérieurs de celle-ci. Il ne faut pas le leur repprocher évidemment, c'est juste un fait. Ayant passé près de trois décennies dans le monde de l'entreprise, j'ai vu nombre d'entre eux évoluer dans un monde social homogène et privilégié, avec une conscience limitée des modèles mentaux qui façonnent leurs actions. Ces modèles mentaux sont des croyances, par exemple, en une séparation entre la pensée et l'action, en un flux de connaissances descendant, en une gestion mécaniste des collectifs humains ou en une approche technique du changement.

Pour préparer l'avenir de nos organisations, nous devons commencer par nous émanciper de ces modèles hérités du passé. Cela ne signifie pas effacer le passé : il s'agit de prêter attention aux modèles d'interactions dans lesquels nous opérons, à ceux que nous perpétuons et à ceux que nous devons changer parce qu'ils ne nous servent plus.

Karen : Selon vous, quels seront les plus grands écarts entre ce que les employeurs sont prêts à offrir et ce que les employés attendent à mesure que nous avançons ? Et quelles stratégies proposeriez-vous pour combler ces écarts ?

Céline : Le plus grand écart que j'observe, du moins dans les grandes organisations, est celui qui existe entre notre désir de voir les choses changer de manière significative, et ce qui se passe en réalité : très peu de changements.

Je ne ferais pas nécessairement de distinction ici entre les employeurs et les employés. Quel que soit notre rôle ou notre position dans la hiérarchie de l'entreprise, nous finissons tous par être frustrés à un moment ou à un autre. C'est une conséquence de ces schémas de pensée limitatifs et traditionnels, qui nous affectent tous.

Je crois que pour surmonter ces limites, nous devons concevoir collectivement de nouvelles stratégies de création de valeur. Ces stratégies combinent des pratiques émancipatrices, l'utilisation de réseaux - à la fois comme technologie et comme principe de fonctionnement - et l'engagement communautaire. J'ai participé à la création de telles stratégies à plusieurs reprises, dans des contextes différents, et elles ont toutes produit des résultats remarquables. Je suis convaincu que c'est par la création de valeur d'une manière différente, et non par des gadgets de communication ou des modes en matière de ressources humaines, que nous parviendrons à combler le fossé.

Karen : L'année dernière, tous les habitants de la planète ont simultanément vécu une expérience inédite, celle du "travail à domicile". Comment cette expérience va-t-elle influencer l'avenir du travail ?

Céline : Le travail à domicile a été très difficile pour certains. "Je donnerais n’importe quoi pour reprendre mes deux heures de trajet quotidien vers le bureau", m’a dit un employé d’un de mes clients ! Mais il a aussi permis à beaucoup de se rendre compte de ce qu'est le travail lorsqu'il est allégé du poids de la surveillance, d'une atmosphère malsaine de concurrence interne, d'interactions inégales marquées par des rapports de force toxiques. Cela a été ressenti comme une véritable libération pour des millions de personnes. En même temps, cela a rendu les choses plus difficiles pour les chefs d'équipe, pour les managers - du moins ceux qui n'étaient pas habitués à diriger par la mobilisation de communauté.

Nous devons apprendre de nouvelles façons d'interagir. En fait, cela se produit déjà tous les jours, dans de nombreuses organisations. Cette possibilité de création, et le dialogue qui l'accompagne, me semble une opportunité précieuse que nous ne pouvons pas nous permettre de gaspiller. Comment cette expérience peut-elle nous conduire tous ensemble vers un avenir à la fois plus supportable et plus efficace que le passé ?

Karen : De nombreux écrits documentent la façon dont la pandémie a “remodelé” la main-d'œuvre. Quels sont les changements sociétaux que vous jugez nécessaires pour soutenir un avenir du travail qui fonctionne pour tous ?

Céline : Je ne pense pas que la société changera de quelque manière que ce soit pour soutenir un meilleur avenir du travail. La société continuera à évoluer sous l'influence de forces multiples et contradictoires, de tendances sous-jacentes et d'événements soudains tels qu'une pandémie ou une guerre. Il y a manifestement une tendance à la fragmentation. Les gens suivent de plus en plus des trajectoires individuelles, car les structures traditionnelles qui assuraient la cohésion culturelle et sociale sont de moins en moins puissantes. Notre société de consommation libérale encourage l'individualisation des désirs et crée des gagnants et des perdants.

De plus, les gens n'ont plus le même rapport à l'autorité. Certains le regrettent, alors que je pense que nous devons faire avec. Cela ouvre même de nouvelles possibilités passionnantes. C'est pourquoi, pour répondre à votre question, je pense que nous ne devrions pas aspirer à des changements sociétaux pour soutenir un meilleur avenir du travail. Nous devrions plutôt nous efforcer de faire évoluer le monde du travail. C'est l'expérience du travail qui devrait être modifiée, afin de soutenir une société qui fonctionne pour tout le monde. Et pas dans le futur, mais dès maintenant. C'est possible, et ce n'est même pas difficile.

Karen : Quelle est votre plus grande source d'optimisme quant à l'avenir du travail ?

Céline : L'ingéniosité humaine.

Karen : Notre santé mentale et notre bien-être collectifs sont désormais sérieusement pris en compte dans les réflexions sur l'avenir du travail. Selon vous, quelles stratégies innovantes les employeurs peuvent-ils proposer pour améliorer et optimiser la santé mentale et le bien-être de leurs employés ?

Céline : Le travail peut être un espace où les gens se sentent utiles et respectés, où ils sont appréciés pour leur pleine humanité plutôt que traités comme des robots, où ils se lient en agissant librement pour une cause commune. Ce n'est pas de l'idéalisme, c'est une ambition très pragmatique qui allie intérêt social et économique. Je l'ai vu en action à plusieurs reprises, c'est parfaitement réalisable. Dans une organisation centrée sur cette ambition, dans laquelle le leadership relationnel est cultivé, les employés se portent bien et les clients sont heureux.

Karen : Chaque jour semble voir naître une nouvelle expression — “la Grande Démission", “la Grande Reconfiguration”... et maintenant la "Grande Réévaluation". Quels sont les enseignements les plus importants que les leaders devraient en tirer ? Comment les cultures d'entreprise doivent-elles évoluer ?

Céline : En tant que leaders, nous avons un rôle important à jouer dans ce domaine. Quand nous sommes capables de nous affranchir des normes relationnelles habituelles, nous donnons une permission symbolique au reste de l'organisation de changer également. Pour ce faire, il est extrêmement utile de sortir de nos bulles cognitives, de rechercher la diversité sociale et perceptive dans notre environnement, de valoriser la connexion et pas seulement l'alignement.

Nous devons résister au confort de nous entourer de personnes dociles ou obséquieuses — dont certaines le sont, non pas en raison de leur caractère, mais de la nature même de notre relation. Nous devrions considérer la sensibilité émotionnelle comme une condition de la réussite professionnelle, au lieu de la reléguer à la sphère privée. Nous pouvons également cultiver la curiosité et l'esprit d'exploration, qui aident à franchir les barrières. En posant de bonnes questions, plutôt qu'en affirmant des réponses, en acceptant que notre point de vue n'est qu'un point de vue (qui n'a de sens que lorsqu'il est relié aux autres, car la réalité est relationnelle), nous montrons que nous avons entendu les messages importants et que nous sommes prêts à diriger différemment.

Karen : Allons dans le détail. Quelles sont vos 5 principales tendances à suivre concernant le futur du travail ?

Céline :

  1. La fragmentation sociale. Alors que les entreprises doivent mettre en mouvement des collectifs humains de manière coordonnée, elles sont confrontées aux défis posés par la polarisation de la société, l'expansion des "réalités parallèles" et l'érosion des points communs. Pour les surmonter, les organisations s'appuient généralement sur des structures, des processus et une communication qui pousse de l’information vers les gens. J'ai constaté que la dynamique de l'activisme fonctionne beaucoup mieux. Par exemple, la qualité industrielle défaillante d'une entreprise très cloisonnée a été grandement améliorée en mobilisant les gens dans un mouvement militant qui les a rassemblés au-delà des cultures, de la géographie, des croyances et des rôles.

  2. La transformation écologique. Les changements nécessaires pour préserver une planète habitable sont urgents et considérables. Le monde du travail n'est pas épargné par ces changements d'habitudes, de méthodes et de technologies. Pour réussir, les entreprises doivent être capables de mobiliser les connaissances et l'engagement de tout leur écosystème. Pour ce faire, nous devons dépasser notre vision étroite de l'expertise. J'ai vu des milliers de salariés volontaires contribuer à la transformation numérique de leur entreprise, pourquoi pas à sa transformation écologique ?

  3. La motivation humaine. Les jeunes générations aspirent à l'épanouissement personnel et sont plus rétives aux compromis que leurs aînés. Elles sont plus disposées à quitter leur organisation si leurs besoins individuels ne sont pas satisfaits. Les mobilisations collectives auxquelles je contribue permettent aux individus d'activer dans leur travail leur désir de sens, leur envie de contribuer à quelque chose de plus grand qu'eux. Les mouvements collectifs créent de nouvelles connexions humaines et de nouvelles connaissances à grande échelle, permettant aux personnes de se développer. C'est un atout phénoménal pour une entreprise.

  4. L'intégration technologique. Les progrès considérables des capacités de calcul, de l'automatisation, de l'intelligence artificielle... signifient que nos vies et notre travail sont de plus en plus pénétrés par la technologie — et de plus en plus quantifiés. Selon la manière dont ils abordent ces changements, les employeurs peuvent faire de leurs employés des victimes ou des acteurs de cette intégration. Un exemple qui me vient à l'esprit est celui d'une compagnie aérienne avec laquelle j'ai travaillé et qui voulait mettre en œuvre une nouvelle technologie de tarification. La force de vente était réticente. Nous avons constitué une excellente équipe de volontaires, qui s'est associée à la direction pour mobiliser le personnel autour de la transformation numérique de l'entreprise. Non seulement la technologie a été adoptée plus rapidement et mieux que prévu, mais ce mouvement a accru le capital social au sein de l'entreprise. C'est extrêmement important pour la résilience et l'innovation, dont nous avons plus que jamais besoin.

  5. La réinvention du leadership. Le contexte dans lequel nous vivons, commerçons et travaillons au XXIe siècle a peu de choses en commun avec celui de Frederick Taylor ou Henry Ford. Ce que l'on vénère aujourd'hui comme étant du leadership n'est souvent rien d'autre qu'un ensemble destructeur de comportements obsolètes qui nuisent aux individus et aux sociétés, et qui doivent être réinventés. Et pourtant, il existe des possibilités de transformer collectivement le leadership, en passant d'une hégémonie hiérarchique descendante à un leadership fondé sur l'autonomisation des personnes pour qu'elles dirigent ensemble grâce aux concepts de liberté, d'égalité et de fraternité. Cela exige de nouveaux comportements de leadership. Pour certains, c'est un grand changement ; pour d'autres, pas tant que ça.

Karen : Je note des citations qui m’inspirent. Quelle est votre citation ou "leçon de vie" préférée ? Et comment a-t-elle façonné votre perspective ?

L'une de mes citations préférées est : "Le chemin pour arriver au futur est le futur qui arrive". Elle est de Myron Rogers. Myron est un expert des organisations vivantes — la science des systèmes vivants appliquée aux organisations humaines. C'est aussi un mentor et un ami. Sa citation résume, à mes yeux, l'essence du changement dans les systèmes vivants. C'est une chose que de nombreuses organisations ne comprennent toujours pas. Elles pensent qu'il est possible d'apporter l'innovation et l'agilité d'une manière contrôlée, du haut vers le bas. Mais cela ne peut pas fonctionner. La seule chose que produit une approche contrôlée et descendante, ce sont des exécutants banals et obéissants. Cela ne conduit aucune organisation vers l'avenir. Nous devons accorder beaucoup plus d'attention au processus que nous utilisons, à la manière dont nous déclenchons et soutenons le changement, car c'en est le véritable déterminant.

Karen : Nos lecteurs aiment souvent poursuivre la conversation avec les personnes que nous avons interviewées. Comment peuvent-ils entrer en contact avec vous et rester au courant de vos découvertes ?

Céline : Mon livre Dare to Un-Lead : The Art of Relational Leadership (Figure 1 Publishing) sort début mai 2022 en Amérique du Nord, le 21 juin dans le reste du monde. Ce livre comprend de nombreuses histoires vécues et des moyens concrets pour aider à pratiquer le leadership relationnel. Leaders expérimentés, jeunes professionnels, femmes leaders, agents de changement... peuvent tous y trouver des idées utiles. J'ai hâte d'interagir avec les lecteurs ! Ils peuvent me joindre facilement sur

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Karen: Merci d’avoir partagé vos idées et vos prévisions. Nous apprécions le temps que vous nous avez accordé et nous vous souhaitons tout le succès dans vos projets.

Cet entretien a été originellement publié sur Medium par Authority Magazine. Vous pouvez le lire en anglais ici.

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